Centres et périphéries dans l’historiographie de la Grande Guerre

Communication au colloque Pour une histoire de la Première Guerre mondiale en Amérique latine, IHEAL – Université Sorbonne-Nouvelle, 3 avril 2012

L’évocation de la Guerre Mondiale de 1914-1918 n’est pas simplement, comme l’a récemment montré Hew Strachan, une manière souligner le caractère global du conflit. L’expression traduit en effet plus sûrement l’investissement idéologique et culturel des populations belligérantes dans la guerre ; l’importance qu’elle revêtait à leurs yeux, plus encore que la géographie des combats. La mise en question du caractère du conflit traversera donc cette intervention. En revenant sur les interprétations contemporaines et historiographiques de la guerre, elle dégagera les vertus comme les limites des notions de centres et de périphéries. Elle mobilisera les apports d’approches comparées et transnationales pour souligner la manière dont le renouveau des études sur l’Amérique Latine entre 1914 et 1918 peut enrichir, au-delà de son champ propre, l’histoire européenne et globale de la Première Guerre mondiale.

Voir le programme du colloque

Spécialiste d’histoire européenne de la Grande Guerre, je n’ai nullement l’intention de vous indiquer comment écrire l’histoire de la Première Guerre mondiale en Amérique Latine. Il serait tout aussi vain et absurde que je prétende dresser une liste des chantiers à entamer. Le programme de notre colloque témoigne d’ores et déjà de la richesse des travaux engagés ; travaux nourris à l’évidence des historiographies nationales et comparatistes dans lesquelles ils s’insèrent et manifestement familiers des priorités qui sont désormais celles des spécialistes de la Grande Guerre.

Le propos qui suit révèlera par ailleurs l’état de profonde méconnaissance des réalités latino-américaines qui caractérisent aujourd’hui l’essentiel de la production historiographique dans notre champ. En reconnaissant d’emblée cette lacune personnelle et collective, je souhaite d’abord m’interroger sur les origines de ce qui demeure encore pour beaucoup d’entre nous un angle-mort historiographique. Ce faisant, je m’efforcerais de souligner quelques-unes des questions autour desquelles pourrait s’articuler le dialogue entre historiens de l’Europe  et de l’Amérique Latine. Un enjeu principal émerge, me semble-t-il, de l’ébauche que je m’apprête à vous présenter : l’intégration dans un cadre analytique commun, comparé et transnational, de la diversité des expériences de guerre entre 1914 et 1918. Il ne s’agit pas ici de rappeler, en évoquant la complexité des expériences de guerre, ce qui est après tout une rare évidence historique. Que la guerre soit une affaire compliquée est communément entendu ; la vraie question est, je crois, tout autre. Le peu d’intérêt porté jusqu’ici aux expériences latino-américaines de la Grande Guerre révèle un problème plus profond : l’adaptation encore incomplète des questionnements historiographiques aux transformations du phénomène guerrier dont témoignent la Première Guerre mondiale.

L’Amérique Latine : victime d’un nouvel eurocentrisme ?

A bien des égards, la vitalité actuelle des études sur la Grande Guerre procède des tournants culturels et comparatistes pris dès la fin des années 1980. Soucieux de se défaire des cadres nationaux pour dégager l’importance des systèmes de représentations au sein des sociétés belligérantes, les animateurs du débat historiographique concentrèrent leurs efforts sur les cultures de guerre : images de l’ennemi et des communautés nationales, mobilisations des intellectuels et des artistes, commémorations et mémoires du conflit, autant d’objet jusqu’alors négligés par l’histoire de la guerre qui sont aujourd’hui parmi les plus communs[1. Winter (Jay M.), « Catastrophe and Culture: Recent Trends in the Historiography of the First World War », Journal of Modern History, 1992, vol. 64, no 3, p. 525–532 ; Prost (Antoine) et Winter (Jay M.), Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie, Seuil, Paris, 2004, 340 p.]. Dans un contexte historiographique global marqué entre autres par le linguistic turn, et la critique des grands paradigmes associés à l’histoire sociale et économique, ces évolutions apparaissent, somme toute, guère surprenantes. Plus significatif peut-être en ce qui nous concerne aujourd’hui, est le contexte politique international dans lequel le champ prit son tournant comparatiste. La période 1989-1991 peut être vue en effet comme le moment où l’ordre défini par les traités de paix de 1919-1923 fut brutalement remis en cause par la chute parfois violente des régimes communistes en Union Soviétique et en Europe de l’Est. Au sortir de l’intense phase commémorative provoquée par le bicentenaire de la Révolution Française, le projet d’intégration européenne cristallisait les énergies politiques et, dans une moindre mesure, intellectuelles. L’Europe, comme catégorie d’analyse, assuma alors une place nouvelle dans le débat historiographique. Le conflit qui embrasa par la suite l’ex-Yougoslavie, comme l’instabilité chronique aux frontières de l’ancienne sphère d’influence soviétique, soulignaient que la guerre était indissociable du passé comme du présent européen. Historiens et diplomates s’attachaient alors à repenser l’identité européenne. La culture commémorative se fit l’écho de ces changements. L’Historial de la Grande Guerre de Péronne dans la Somme, ou le musée slovène de Kobarid (Caporetto) sur les champs de bataille de l’Isonzo, adopte ainsi une perspective résolument transnationale et européenne saluée par la critique muséographique comme par les instances politiques nationales et continentales. Dans un contexte mémoriel et historiographique qui demeure largement, à l’approche du Centenaire du conflit, enserré dans les grands récits nationaux, nous ne saurions trop insister sur l’importance de ce tournant transnational et comparatiste. Ce dernier ne fut toutefois pas prolongé par le développement d’approches véritablement globales du conflit mondial ; par conséquent, l’historiographie de la Grande Guerre se distingue encore par l’attention inégale qu’elle accorde aux régions du monde impliquées dans le conflit. Dans ce cadre, l’Europe – et singulièrement l’Europe du Nord-ouest – demeure l’indisputable centre de la guerre. Qu’en est-il cependant des périphéries du conflit ?

Marge ou périphérie ?

Extraite d’un excellent atlas de la Première Guerre mondiale, la carte suivante présente les « zones de guerre périphériques ». Edité par deux spécialistes britanniques d’histoire militaire, cette carte distingue centre et périphéries de manière explicite : ici la localisation d’opérations militaires de moindre envergure définit la périphérie de la guerre. A l’exception de quelques combats navals, l’Amérique Latine n’apparait donc pas seulement périphérique mais véritablement à la marge de l’expérience de guerre.

La périphérie de la guerre, 1914-1918[2. Hughes (Matthew) et Philpott (William James), The Palgrave concise historical atlas of the First World War, Palgrave Macmillan, New York, 2005.]

Ce parti-pris, à la fois clair et cohérent, traduit donc une vision conventionnelle de la guerre définie par l’expérience directe du combat. Deux récentes synthèses destinées au marché anglophones confirment l’impression produite par l’atlas cité plus haut. A la lecture de World War I. The Global Revolution de Lawrence Sondhaus et de The First World War. A Concise Global History de William Kelleher Storey, l’Amérique Latine ne se tint pas à la périphérie du conflit, mais plus sûrement à sa marge. En dépit de leur démarche d’histoire globale, ces deux volumes ignorent en effet complètement l’Amérique Latine[3. Storey (William Kelleher), The First World War: a concise global history, Rowman & Littlefield, Lanham, Md. [u.a.], 2009 ; Sondhaus (Lawrence), World War I: the global revolution, Cambridge University Press, Cambridge; New York, 2011.]. Rares sont en effet les synthèses qui prêtent attention aux expériences latino-américaines de la Grande Guerre, dont l’espace est finalement pensé comme marginal, sans / hors la guerre[4. Strachan (Hew), The First World War, Oxford University Press, Oxford, 2001, vol.I: To Arms, p. 200 ; Audoin-Rouzeau (Stéphane) et Becker (Jean-Jacques), Encyclopédie de la Grande Guerre, 1914-1918. Histoire et culture., Bayard, Paris, 2004.].

Les notions de centre et périphérie pose évidemment la question de la géographie du conflit, souvent illustrée par une carte des opérations militaires. Pourtant, les lignes de front ne délimitent pas toute la guerre. En reprenant à notre compte l’idée de périphérie, nous espérons souligner l’importance « d’expériences limites » qui, à être souvent ignorées, n’en demeurent pas moins essentielles à l’écriture d’une histoire proprement globale du conflit. L’expérience latino-américaine est de celles-ci : périphérique certes, elle met néanmoins en lumière ces contours de l’expérience de guerre dont la complexité et la diversité sont trop souvent ignorées par les historiens de l’Europe. Expériences limites, expériences liminales aussi : l’histoire de l’Amérique Latin en guerre nous permet de reprendre à nouveaux frais une question désormais centrale dans l’historiographie du conflit ; celle des transitions du temps de guerre entendues en termes de mobilisation comme de sorties de guerre. Ces transitions de la paix à la neutralité, de la neutralité à la guerre, de la neutralité à la paix illustrées notamment par les pays latino-américains sont tout aussi pertinentes pour l’histoire de l’Europe en guerre.

Malgré le peu d’intérêt montré jusqu’ici pour l’expérience latino-américaine par les historiens de l’Europe en guerre, la multiplication des travaux dont ce colloque témoigne intervient peut-être à un moment particulièrement opportun, où des réflexions en cours sur la nature comme sur les espaces et la chronologie de la Grande Guerre créent les conditions d’un dialogue renouvelé et productif entre spécialistes de ces deux aires géographiques.

Espaces et chronologies de la Grande Guerre

Il est bien connu que la Première Guerre mondiale redéfinit la carte politique de l’Europe et de ses possessions coloniales, mais mettre en question les bornes 1914/1918 permet d’initier une réflexion plus poussée sur la chronologie comme sur les espaces de la guerre. Défini par le déclenchement du conflit et la signature de l’Armistice puis du Traité de Versailles entre l’Allemagne et les puissances alliées, les bornes 1914 et 1919 trahissent le tropisme occidental de l’historiographie européenne dominante. Une autre chronologie – 1912-1923 –, tout aussi héritée de l’histoire militaire et diplomatique, nous permet néanmoins de suggérer l’intérêt d’un déplacement de la focale historiographique. Marquée par la première guerre balkanique et le Traité de Lausanne en 1923, cette chronologie place une réflexion sur les centres, marges et périphéries de l’expérience européenne au cœur de la discussion. Sans qu’il soit question de nier le caractère décisif du front occidental, cette chronologie permet néanmoins de corriger les perspectives historiographiques dominantes. Elle souligne en outre l’existence et l’importance d’un continuum entre la guerre industrielle gagnée et perdue dans les tranchées de France et de Belgique, et les guerres civiles, révolutions, massacres, génocides, et transferts de populations qui redéfinirent les contours des Etats et empires en Europe et dans le monde ; de Saint-Pétersbourg à Londres, en passant par Vienne et Constantinople.

En retour, cette chronologie nous permet de penser à nouveaux frais l’expérience de grandes puissances occidentales comme la Grande-Bretagne par exemple ; un état-nation généralement considéré comme stable en 1914 et affermi par la victoire de 1918. Cette vision conventionnelle néglige toutefois les tensions propres à la société britannique et en particulier, l’importance de la question irlandaise. Entre 1912 et 1923 en effet, la révolte irlandaise modifia l’architecture institutionnelle et les espaces politiques au Royaume-Uni, tandis que la guerre redéfinit les contours et la nature du projet comme des structures de l’Empire britannique. 1912 vit ainsi le vote de l’autonomie irlandaise (Home Rule) et l’organisation des paramilitaires unionistes (Ulster Volunteer Force) ; provoquée par la question irlandaise, la  « mutinerie » de Curragh qui précéda l’entrée en guerre en 1914 souleva la question des rapports entre autorités civiles et militaires en Grande-Bretagne. La Pâque Sanglante de 1916 fut suivie avant la fin du conflit mondial par une nouvelle insurrection nationaliste, finalement conclue par le traité anglo-irlandais et la création de l’Etat Libre Irlandais en décembre 1921. La guerre civile irlandaise qui en découla ne prit fin qu’en 1923. Cette séquence 1912-1923 est ainsi tout aussi pertinente pour la Grande-Bretagne et l’Irlande qu’elle l’est pour les Balkans et l’Europe orientale. Elle est indissociable de la mémoire britannique de la Grande Guerre comme l’a encore montré la récente visite de la Reine d’Angleterre en Irlande.

Cette exemple démontre ainsi le profit que les historiographies nationales peuvent tirer d’un questionnement transnational et comparatiste qui replace la Première Guerre mondiale au sein du cycle de violence qui balaya l’Europe entre 1912 et 1923. Cette chronologie permet ainsi d’embrasser, dans une même démarche, guerre et sorties de guerre, ruptures et continuités. Elle permet enfin d’intégrer la diversité des expériences européennes dans un cadre analytique commun tout en favorisant une réflexion sur les espaces de la guerre. Il n’est peut-être pas tout à fait surprenant que ces réflexions soient aujourd’hui exposées et approfondies par des historiens qui, à l’instar des équipes de Trinity College et de University College à Dublin, animent la recherche continentale depuis les marges de l’Europe contemporaine[5. Horne (John) (éd.), A companion to the First World War, Blackwell, Oxford, 2010 ; Bloxham (Donald) et Gerwarth (Robert) (éds.), Political Violence in twentieth-century Europe, Cambridge University Press, Cambridge; New York, 2011.].

Espace périphérique, l’Amérique Latine dans la Grande Guerre offre à l’historien un terrain certes particulier, mais dont les problématiques rejoignent au moins trois des questions essentielles auxquelles l’histoire européenne ne pourra répondre sans adopter une démarche véritablement globale : 1) A quel type de conflit avons-nous affaire ? 2) Comment définir les espaces périphériques du conflit ? 3) Comment définir, approcher, et intégrer la diversité des belligérances et des types de participation à la guerre ?

Le propos qui suit est une version condensée à l’extrême du raisonnement que j’espérais tester à la lumière de l’expérience latino-américaine. Je vous prie de m’excuser par avance pour les approximations de ce qui suit et pour les malentendus que la brièveté de mon propos ne manquera pas de susciter.

1- La Première Guerre mondiale et les transformations du phénomène guerrier

  1. a. La Grande Guerre, confrontations impériales

Les dimensions impériales du conflit sont évidentes. Opposant les principaux empires européens, le conflit se nourrit également des ambitions et des projets impériaux des belligérants. Mobilisant les inégales ressources coloniales dont ils disposaient, le conflit conduisit à l’effondrement des empires allemand, austro-hongrois, russe et ottoman. Tout cela est bien sûr bien connu.

L’attention nouvelle portée à la violence de guerre infligée aux populations européennes a récemment permis de souligner les continuités entre expériences coloniales et conduite de la guerre. Le sort fait aux civils dans un conflit défini par sa charge idéologique témoignait de l’effacement de la distinction entre combattants et non-combattants ; une distinction déjà mise à mal sur le terrain colonial par la répression de mouvements d’insurrection et presqu’aboli par les opérations militaires et les occupations en Europe[6. Hull (Isabel V.), Absolute destruction: military culture and the practices of war in Imperial Germany, Cornell University Press, Ithaca, 2005.].

En nuançant fortement la vision de la guerre comme rupture fondamentale avec le « long dix-neuvième siècle », l’historiographie récente de la Grande Guerre invite à réfléchir aux transformations de l’impérialisme comme projet politique, tout comme aux modes de dominations impériales (métropoles/colonies ; formelles/informelles ; direct/indirect) et à leur rapport à l’exercice de la violence de guerre.

  1. b. Conflit global, histoire globale

La popularité croissante des histoires globales et autres World History doit sans doute d’être traitée avec un brin de scepticisme, tant les universitaires sont susceptibles aux courants et vogues intellectuelles du moment[7. Douki (Caroline) et Minard (Philippe), « Histoire globale, histories connectées: un changement d’échelle historiographique? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2007, vol. 54, no 4bis, p. 7–21.]. Il est toutefois indéniable que l’historiographie de la Grande Guerre peut mobiliser avec profit les méthodes de l’histoire globale. De la circulation des capitaux à l’expérience des volontaires internationaux en passant par les déplacements de population, l’expérience de la Première Guerre mondiale – en Amérique Latine comme en Europe – se doit être d’être envisagée dans une perspective globalisée. Centres et périphéries ne révèlent pas seulement des rapports de domination et de subordination, mais l’existence d’échanges qui à être inégaux n’en sont pas moins essentiels.

  1. c. Weltanschaaung et guerre mondiale

Dans un article récent, Hew Strachan s’attacha à déconstruire les appellations successives du conflit[8. Strachan (Hew), « The First World War as a global war », First World War Studies, mars 2010, vol. 1, no 1, p. 3–14.]. Troisième guerre balkanique, guerre européenne, Grande Guerre, guerre mondiale : de telles expressions ne trahissent pas seulement la géopolitique d’un conflit que les gouvernements impliqués ne parvinrent à contenir. Crise européenne, conflit impérial, guerre industrielle requérant la mobilisation d’acteurs économiques et financiers globalisés, la Première Guerre mondiale était tout cela et plus encore. Dans ce cadre en effet, l’évocation d’une guerre mondiale trahissait tout autant la nature idéologique d’un combat entendu en termes existentiels : la Weltanschaaung des protagonistes expliquait leur determination à mener une Weltkrieg.

2- Quelle guerre ? – Expériences périphériques, expériences marginales

L’historiographie du phénomène guerrier révèle un glissement significatif de l’histoire militaire à l’histoire de la guerre. Si la centralité des combats et donc des opérations militaires ne saurait être mise en question, l’histoire de la guerre s’intéresse désormais à la fois aux combats, aux mobilisations, comme aux legs du conflit.

  1. a. Combat

En ce qui nous concerne ici, le front occidental synonyme d’impasse stratégique et de massacres industriels ne perdit jamais son caractère décisif. La durée de la guerre, déterminée par le défi tactique aux origines de l’enlisement, est la plus sûre indication de la centralité des combats menés en France et en Flandres. A cet égard, les stratégies de contournement et l’attention portée à des fronts périphériques répondaient plus sûrement à des logiques politiques qu’à des impératifs opérationnels et stratégiques. Les Britanniques à Gallipoli, les Français aux Dardanelles et les Allemands sur le front de l’Est cédèrent aux mêmes tentations avant de se plier au principe de réalité imposé par les exigences de la guerre industrielle. Les fronts périphériques n’étaient toutefois pas privés de toute signification comme en témoigne les opérations au Proche et Moyen-Orient avant 1918 et, après 1918, en Russie et en Grèce.

  1. b. Mobilisations

Le premier conflit mondial illustra de manière tragique cette « Guerre Absolue » augurée par Clausewitz. Au-delà en effet des évolutions technologiques et logistiques précipitées par les Révolutions Industrielles, cette transformation de la guerre « fut elle-même – comme le nota Michael Howard – une fonction de la transformation de la société qui se produisit lorsque l’étroite base sociale du système étatique fut élargie par la participation politique de nouvelles couches de la population ». Dès lors, « les militaires et leurs activités cessèrent de jouir de l’espèce d’autonomie qui avait accordé au concept ‘d’histoire militaire’ sa légitimité particulière[9. Howard (Michael), « Total war in the twentieth century: participation and consensus in the Second World War », dans War and society. A yearbook of military history, Croom Helm, London, 1977, p. 216–226 ; Howard (Michael), « World War One: The Crisis in European History. The Role of the Military Historian », Journal of Military History, 1993, vol. 57, no 5, p. 127–138.]. » Les dernières décennies du XXème siècle virent ainsi l’émergence des approches interdisciplinaires et intégrées qui caractérisent désormais les études contemporaines du phénomène guerrier. Au sein de leur propre champ d’étude, les historiens de la Grande Guerre ont de même établi un dialogue constant entre disciplines et sous-disciplines. En se gardant de toute confusion entre l’expérience des combattants et celle des populations éloignées de la zone des combats, l’historiographie admet désormais que les lignes de front ne séparaient pas seulement les sociétés belligérantes, mais les traversaient de part en part, déterminant selon des mécanismes complexes la réponse sociale apportée au conflit. Dès lors, le rapprochement des histoires militaires et culturelles comme un ajustement historiographique aux dimensions d’un conflit dont la « logique totalisatrice » conduisit « à l’effacement de la distinction entre le soldat et le civil[10. Geiss (Immanuel), « The civilian dimension of the War », dans Facing Armageddon. The First World War experienced, Pen & Sword Paperback, London, 1996, p. 16–24 ; Horne (John) (éd.), State, society, and mobilization in Europe during the First World War, Cambridge University Press, Cambridge, 1997.] ». Les exigences de la guerre industrielle enrichirent la notion de mobilisation, jusque-là entendue en termes militaires, pour englober les sociétés civiles dont les ressources humaines, financières et culturelles devaient être engagées au service des forces armées.

Dans une perspective inaugurée par l’histoire sociale et économique et systématisée par l’histoire du genre, on assiste désormais à un glissement d’une « histoire de l’arrière » à une « histoire des fronts de l’intérieur ». Cette traduction quelque peu maladroite de l’expression anglaise « home front » apparut durant le conflit (comme son équivalent italien « fronte interno ») et fait écho à l’Allemand « Heimat Front » qui s’imposa à l’issue des guerres de l’unification allemande et de la guerre de 1870 en particulier.  La guerre imposa de nouvelles hiérarchies sociales, redéfini par le service patriotique et le sacrifice combattant. Au sortir de la guerre, ces derniers justifièrent une série de mouvements sociaux, politiques et parfois nationaux, qui de Toronto à Tokyo, entendait redéfinir les notions locales de citoyenneté et d’obligations réciproques[11. Lewis (Michael), Rioters and Citizens: Mass Protest in Imperial Japan, University of California Press, Berkeley, 1990, 314 p ; Jones (Heather), O’Brien (Jennifer) et Schmidt-Supprian (Christoph) (éds.), Untold war : new perspectives in First World War studies, « History of warfare », Brill, Leiden, 2008.].

  1. Legs

La guerre conduisit à une remise en cause globale des rapports et identités politiques au sein des sociétés belligérantes et neutres. L’Amérique Latine, à ma connaissance, n’échappa pas à ces débats[12. Compagnon (Olivier), « 1914-18: the Death Throes of Civilization. The Elites of Latin America face the Great War », dans Macleod (Jenny) et Purseigle (Pierre) (éds.), Uncovered fields. Perspectives in First World War Studies, Brill, Boston – Leiden, 2004, p. 279–295.]. Dans des contextes impériaux, la guerre donna une impulsion significative, si ce ne fut bien sûr décisive, aux mouvements nationalistes et anticoloniaux qui se saisirent notamment de la rhétorique wilsonienne[13. Manela (Erez), The Wilsonian Moment: Self-Determination and the International Origins of Anticolonial Nationalism, Oxford University Press, Oxford, 2007, 331 p.]. Se rejoignent ici le souvenir de la guerre, les enjeux commémoratifs, et la liquidation (géo)politique de 4 années de guerre.

3- Belligérance et types de participation

J’aurais souhaité pour conclure aborder diversité des belligérances, pour souligner que les types de participation au conflit définissent les centres et périphéries du conflit avec plus de sûreté et de précision que les cartes politique du monde entre 1914 et 1918.

Il faudrait d’abord ici rappeler que ce conflit fut une guerre de coalition qui exigent la mobilisation d’approches transnationales. Les processus d’apprentissage des armées en campagnes permis par la confrontation sur le champ de bataille comme par les transferts d’idées et de pratiques entre alliés et ennemis ; les mobilisations économiques et financière qui exigent une approche d’histoire globale ; et, enfin, les reconstructions dont les aspects transnationaux demeurent encore largement à explorer.

Je me suis efforcé il y a quelques d’extraire l’analyse de la belligérance entre 1914 et 1918 des cadres juridiques qui déterminent encore souvent les termes de ce débat. Au-delà de la nature des rapports diplomatiques redéfinis par le conflit, belligérance fait ici référence aux processus de négociation qui rendent compte des adaptions collectives et individuelles aux exigences de la guerre industrielle. Cette définition de la belligérance souligne la proximité des problématiques propres à l’expert du militaire et à l’historien du social[14. Purseigle (Pierre), « Warfare and Belligerence. Approaches to the First World War », dans Purseigle (Pierre) (éd.), Warfare and Belligerence. Perspectives in First World War Studies, Brill, Boston – Leiden, 2005, p. 1–37.]. Elle invite également à replacer l’expérience des pays neutres dans le contexte de ce conflit global[15. Hertog (Johan den) et Kruizinga (S.F) (éds.), Caught in the middle : neutrals, neutrality, and the First World War, Aksant, Amsterdam, 2011.]. L’attention désormais portée en Europe à l’expérience de la neutralité est peut-être le signe le plus fort des conditions nouvelles et favorables à un dialogue soutenue avec les historiens de l’Amérique Latine[16. Abbenhuis (Maartje M), The Art of Staying Neutral: The Netherlands in the First World War, 1914-1918, Amsterdam University Press, Amsterdam, 2006, 423 p ; Amersfoort (Hermanus) et Klinkert (Wim) (éds.), Small powers in the age of total war, 1900-1940, Brill, Amsterdam, 2011, 372 p ; Frey (Marc), Der erste Weltkrieg und die Niederlande: Ein neutrales Land im politischen und wirtschaftlichen Kalkül der Kriegsgegner, Akad.- Verl., Berlin, 1998, 411 p ; Due-Nielsen (Carsten), « Denmark and the First World War », Scandinavian Journal of History, 1985, vol. 10, no 1, p. 1–18 ; Mittler (Max), Der Weg zum Ersten Weltkrieg: wie neutral war die Schweiz? Kleinstaat und europäischer Imperialismus, Verlag Neue Zürcher Zeitung, Zürich, 2003, 982 p ; Romero Salvadó (Francisco J), Spain, 1914-1918: Between War and Revolution, « Routledge/Cañada Blanch studies on contemporary Spain », n˚ 1, Routledge, London ; New York, 1999, 237 p.]. Ces derniers ont bien sûr exploré la manière dont la neutralité, loin d’établir une frontière étanche, invitait à redéfinir les contours du champ de bataille[17. Albert (Bill), South America and the First World War: The Impact of the War on Brazil, Argentina, Peru, and Chile, « Cambridge Latin American studies », n˚ 65, Cambridge University Press, Cambridge ; New York, 1988, 388 p ; Compagnon (Olivier), « Entrer en guerre ? Neutralité et engagement de l’Amérique latine entre 1914 et 1918 », Relations internationales, 2009, vol. 137, p. 31 ; Dehne (Phillip), On the far Western Front : Britain’s First World War in South America, Manchester University Press, Manchester, 2009.].

Il eût sans doute fallu pour conclure évoquer les défis propres à toute approche continentale de l’expérience de guerre. Ici, le principal défi est certainement celui de l’intégration d’expériences locales, régionales, nationales et transnationales. Evoquer comme je l’ai fait tout au long de cette intervention une improbable expérience « latino-américaine » de la Grande Guerre relève de l’artifice. Il suffit ici de rappeler la diversité des cultures politiques, structures sociales, et des rapports différenciés à la guerre qui distinguaient non seulement les nations latino-américaines, mais les groupes sociaux et politiques qui les constituaient. Ici, on gagnerait sans doute à évoquer les outils méthodologiques déployés par les historiens de l’Empire Austro-Hongrois, tenaillés qu’ils sont (comme les comparatistes) par la difficulté à articuler des espaces de mobilisation et des échelles d’analyse complexes[18. Cornwall (Mark) (éd.), The Last Years of Austria-Hungary: Essays in Political and Military History, 1908-1918, « Exeter studies in history », University of Exeter Press, Exeter, England, 1990, 155 p ; Cornwall (Mark), The Undermining of Austria-Hungary: The Battle for Hearts and Minds, Palgrave Macmillan, 2000, 503 p.].

Conclusion

Entendue comme un projet véritablement comparatif, l’histoire européenne du conflit se doit de dépasser les simples juxtapositions d’études de cas nationaux pour proposer un cadre interprétatif commun susceptible d’éclairer l’expérience des armées et des sociétés belligérantes, en soulignant leurs points communs comme leurs différences. Un dialogue concomitant avec l’historiographie des belligérants non européens devrait ensuite permettre d’examiner de manière critique une éventuelle « expérience européenne » de la Grande Guerre. Une telle entreprise pourrait en outre suggérer quelques manières de resituer l’étude du phénomène guerrier dans une démarche historiographique globale attentive à la diversité des expériences.

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